Journal personnel sous le génocide : « Qui mérite tes larmes en premier ? »

Dans cette 8e chronique pour Espaces, notre correspondante à Gaza Sarah Emad raconte le cessez-le-feu fragile, la pluie qui inonde les tentes, les amis qu’on pleure et l’espoir qui reste malgré tout.


Qui mérite tes larmes en premier : ceux que j’ai perdus ou la ville qui meurt un peu plus chaque jour et qui me perd avec elle ?

Vivre à Gaza, c’est accepter de marcher chaque jour sur une ligne invisible entre survie et effondrement. C’est vivre dans l’incertitude d’un cessez-le-feu fragile, tout en soignant des blessures intérieures qui ne cicatriseront peut-être jamais. Parfois, je me sens étrangère à ma propre terre, comme si je n’y appartenais plus ; parfois, j’ai l’impression que la malédiction de Gaza plane comme une ombre capable de toucher quiconque y pose le pied ou le regard. Chaque jour est un équilibre instable entre ce que j’ai perdu, ce que je perds encore, et ce que j’essaie désespérément de sauver en moi.

Mes amis disparus sont les premiers à revenir dans mes pensées. Leurs visages flottent dans ma mémoire comme des fragments suspendus dans le temps. Leurs rires, brusquement interrompus, résonnent encore dans mes nuits les plus calmes. Leur absence n’est pas seulement un vide : c’est une présence lourde, persistante, qui m’accompagne à chaque détour. Pleurer pour eux, c’est aussi pleurer pour l’adolescente que j’étais, pour les rêves que nous avions tissés ensemble avant qu’ils ne s’effondrent sous le bruit des bombes.

Mais comment pleurer mes amis sans pleurer Gaza elle-même ?

La ville porte les cicatrices les plus visibles. Ses rues dévastées sont devenues des archives silencieuses de ce que nous avons perdu. Les bâtiments effondrés racontent des histoires que plus personne n’a la force d’écouter. Chaque pierre déplacée semble murmurer un nom, une vie, un souvenir. Gaza n’est plus seulement un lieu géographique : elle est devenue un deuil collectif, une mémoire fracturée que nous tentons de préserver malgré la poussière, malgré la peur, malgré le manque d’avenir.

Je me demande souvent quel deuil doit venir en premier : celui des êtres chers ou celui de la ville qui nous contenait tous. Mais peut-être que la question est vaine. Peut-être que la douleur n’a pas d’ordre, pas de hiérarchie. Le deuil des amis et le deuil de la ville s’entremêlent, se superposent, se nourrissent l’un de l’autre. Pleurer l’un, c’est inévitablement pleurer l’autre. Mais au-delà du deuil et des pertes visibles, il y a la lutte quotidienne pour survivre — un combat brutal contre le froid mordant de l’hiver et la faim qui ronge depuis des mois, voire des années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en octobre 2025, près de 9 300 enfants de moins de 5 ans ont été diagnostiqués avec une malnutrition aiguë dans la bande de Gaza.

Comme l’a raconté une mère dans une zone de Khan Younis :

« Ma fille, Sila, âgée de seulement 8 mois, est morte du froid… J’ai essayé de la réchauffer et de la serrer dans mes bras, mais nous n’avions pas de vêtements supplémentaires. »

Les familles cherchent désespérément à se protéger du froid et de la faim, mais chaque souffle devient un effort, chaque nuit une épreuve de patience et de résistance. Gaza n’est pas seulement un lieu de mémoire et de pertes : elle est aujourd’hui un champ de bataille silencieux contre le froid, la faim et l’abandon. Un combat que nous menons malgré tout, avec la force fragile de l’espoir.

À Gaza, chaque larme porte plusieurs histoires.

Elle tombe pour un ami disparu, pour une maison réduite en poussière, pour une vie que nous aurions pu vivre ailleurs, autrement. Elle tombe pour ce que nous étions et pour ce que nous ne pourrons plus jamais être. Et peut-être qu’au cœur de cette impossibilité de choisir, dans cette douleur qui se dédouble, se trouve la véritable essence de notre mémoire et notre résistance silencieuse à l’oubli.

Sarah Emad et sa famille, prise au piège du génocide à Gaza, ont besoin de votre aide pour se fournir en besoins essentiels. Avec l’hiver, la pluie abime les tentes et le froid fait rage. Si vous le pouvez, merci de faire un don (même minime) sur leur cagnotte. Merci !

Auteur/autrice

  • SARAH EMAD

    Sarah Emad est une voix journalistique émergente de Gaza. Journaliste et rédactrice indépendante, elle transmet la réalité sous le siège avec un style sincère et percutant, portant des messages d’humanité et de vérité au monde malgré les ruines et les frontières.

    📩 Contact : saraemadza@gmail.com